La bétise du nini
Au soir du 23 avril, pas une voix ne s'est élevée pour s'étonner de la qualification de la présidente du Front national. Le précédent de 2002 avait été "un séisme", et la mobilisation générale avait empli les rues, notamment le 1er mai, pour soutenir Chirac, ultime rempart face à l'extrême droite. Quinze ans plus tard, amollissement généralisé. De ce point de vue, on peut dire que Marine Le Pen a réussi la "dédiabolisation" du parti de son père. Celui-ci, dont les manifestations se déroulaient sous l'effigie du maréchal Pétain, exhalait encore au moment de la passation des pouvoirs du père à la fille, des remugles racistes, antisémites, négationnistes, qui rendaient le FN haïssable au regard de la grande majorité des Français. Avec ténacité, Marine Le Pen, au prix d'une brouille avec son père, a imprimé à son parti un tour de respectabilité et travaillé à sa banalisation qui triomphe aujourd'hui. Lessivé, décapé, ripoliné, débarrassé publiquement des oripeaux paternels, le FN a-t-il pour autant changé de ligne? La différence la plus sensible entre père et fille est que l'ancien député poujadiste n'avait nullement le projet de prendre le pouvoir, ce qui l'autorisait à tous les dérapages et à toutes les provocations, alors que la fille, elle, a mis en place une stratégie de conquête qui n'a jamais été aussi près de réussir qu'en cette année 2017. Sur le fond, le national-populisme reste lui-même, et la présence en sa direction d'un certain nombre d'ultras, tenus provisoirement à la discrétion, laisse des doutes sur la métamorphose. Nous avons affaire à un nationalisme fermé, xénophobe, protectionniste, anti-islam, anti-européen, dont l'axe programmatique est avant tout le rejet de l'immigration, à l'instar de tous les autres populismes en Europe. L'immigration étant l'explication de tous les maux dont souffre la société française, à commencer par le chômage et l'insécurité, Marine Le Pen use de toutes les démagogies à l'adresse des classes populaires trahies par les "élites". Son père déclarait en mars 2011 qu'elle avait le même programme que lui: "Il n'y a pas eu de modifications sensibles. Marine valorise ou met en scène certains aspects plutôt que d'autres en fonction de la conjoncture. Compte tenu de l'aggravation de la situation sociale, elle privilégie les aspects sociaux du programme." Voilà désormais le bon terreau, celui de la désespérance. On ne vote pas FN en général pour des idées, mais pour traduire sa douleur matérielle et morale dans une société en proie au chômage de masse et à la précarité. Marine Le Pen n'apporte à ces maux aucune solution crédible, elle peut même préparer le désastre économique, mais elle assume, tant qu'elle est dans l'opposition, la fonction tribunicienne qui était celle, jadis, du parti communiste. L'opportunisme de ses variations de programme ne doit pas cacher l'histoire de ce parti et la nature de son idéologie. Comment les diverses familles politiques ont-elles réagi au premier tour? Avec dignité, François Fillon, le plus grand vaincu du jour, a immédiatement engagé ses électeurs à voter Emmanuel Macron. Ce fut aussi le cas de Benoît Hamon, qui sut expliquer la différence entre "adversaire" et "ennemi": "Les sommets de la politique, écrivait Carl Schmidt, sont les moments où il y a perception nette et concrète de l'ennemi en tant que tel." Nicolas Dupont-Aignan, soi-disant gaulliste, s'est rallié, lui, toute honte bue, à Le Pen. Rêvant de sortir enfin de son insignifiance, il reçoit la promesse de sa vie: le poste de Premier ministre en cas de victoire du Front national, un rêve! Plus surprenante est l'attitude de Jean-Luc Mélenchon, assombri, se refusant à toute consigne de vote. Lui, l'homme de gauche, aurait-il oublié la tradition de "discipline républicaine", inaugurée en 1885, au début de la IIIe République: une règle de désistement en faveur du candidat le mieux placé pour vaincre l'extrême droite, jadis monarchiste, boulangiste, ligueuse, nationaliste, aujourd'hui populiste? S'arrachant quelques jours plus tard à son dépit, le tribun de la "France insoumise" a bien voulu dissuader les siens de voter pour le Front national, mais en laissant ouverte la voie de l'abstention ou du vote blanc. À ces "ni-nistes" qui refusent de choisir entre le social-libéral et la réactionnaire, faut-il rappeler les mots de Jaurès: "Ah oui! La société d'aujourd'hui est divisée entre capitalistes et prolétaires, mais, en même temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé [...], et c'est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c'est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière."
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